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GEO-graphics, Les joyaux ethnographiques d’Afrique [06/2010]

Comment, à l’heure d’aujourd’hui, présenter les joyaux ethnographiques d’Afrique? C’est pour répondre à cette passionnante question que le Palais des Beaux-Arts (BOZAR) et le Musée Royal de l’Afrique centrale à Tervuren collaborent, à l’occasion de la rénovation de ce dernier et de l’actualité africaine de l’été. GEO-graphics, exposition phare de L’Afrique visionnaire, le festival estival du Palais des Beaux-Arts, en est le premier laboratoire.

Il s’agit d’y recontextualiser quelque 220 objets d’une beauté à couper le souffle, issus du Musée ainsi que de collections publiques et privées belges, en les confrontant à des productions contemporaines d’Afrique. Celles-ci auront été choisies par huit centres d’art, sélectionnés dans toute l’Afrique pour leur rôle actif dans le développement du secteur culturel africain. Leurs directeurs, souvent artistes eux-mêmes, participent à la recontextualisation des pièces anciennes, en décrivant les conditions de création et d’utilisation de l’art dans l’univers urbain d’aujourd’hui.

David Adjaye

L’occasion pour David Adjaye, directeur artistique du projet et architecte de renommée internationale, d’afficher ses propres photographies des cités africaines. Car, l’on y verrait l’influence de l’environnement naturel sur la production culturelle. En jouant sur la proximité visuelle de ces quatre approches: les pièces anciennes, les créations, la plateforme des centres d’art et la vision du directeur artistique, le spectateur voit se déployer une nouvelle Histoire et une cartographie inédite de l’Afrique. L’art et la culture en sont le dénominateur commun et le principe moteur d’une coopération et d’un développement original et moderne.

Xavier Flament a rencontré David Adjaye et lui a posé des questions sur l’opportunité de présenter les oeuvres d’art ethnographiques arrachées par la colonisation à leur contexte d’origine. Des oeuvres d’art qui sont souvent aujourd’hui les seuls vestiges encore intacts du passé artistique de l’Afrique.

Xavier Flament: Comment imaginez-vous leur recontextualisation?

David Adjaye: Très simplement, c’est l’opportunité de comprendre vraiment le rôle des artefacts dans une institution européenne aujourd’hui. Ces objets, à un moment, ont été sortis de leur contexte dans lequel ils ont été conçus.

«Les collections européennes se sont constituées à l’époque de la colonisation et ont été ramenées en Europe sans la moindre recherche historique quant au contenu, à l’origine, au cadre de leur création et de leur utilisation.»

Dans un sens, il y a chez vous un fantastique réservoir d’artefacts, mais un manque cruel de contexte culturel et historique. Il y a donc une exigence de plus en plus pressante de relier ces deux mondes. Voilà un côté de l’entreprise. L’autre, c’est ce qui émerge dans le cadre des anniversaires des indépendances, et en l’occurrence le Congo pour la Belgique: l’absolue nécessité d’infrastructures pour établir un nouveau dialogue entre continents. Il faut concevoir une plateforme d’échanges, et c’est ce qui justifie l’événement au Palais des Beaux-Arts. Parallèlement à l’exposition GEO-graphics, on présente en effet un vrai festival d’été, avec des films et des performances de toutes natures, qui traitent chacun à leur manière de cette «Afrique visionnaire». Cela aussi nous permet de repartir du bon pied et de sortir des stéréotypes qui continuent à conditionner les relations avec l’Afrique et sa production culturelle. En effet, cette meilleure compréhension doit fatalement déboucher sur une meilleure relation, une relation autre qui soit beaucoup plus enthousiasmante et puisse créer une pollinisation mutuelle. Aussi le développement d’institutions culturelles sur le continent africain va, en un sens, pouvoir soutenir le contenu qui se trouve hébergé en Europe et engager un dialogue mutuel qui renforce les uns et les autres.

XF: Sur quelles bases organiser cette plateforme?

DA: D’institution à institution? On ne peut nier qu’à l’heure d’aujourd’hui les rapports sont totalement déséquilibrés. Voyez-vous, entrele modèle africain et occidental, une troisième voie qui puisse façonner un nouveau type de relation? C’est de toute façon déséquilibré. En Europe, vous avez de grandes institutions centenaires, tandis que sur le Continent, elles ont tout au plus cinquante ans. Mais GEO-graphics suggère, face à ce constat, qu’il existe une sorte d’émergence d’institutions émanant de la société civile et qui ne sont pas soutenues par les États, bien trop occupés à gérer l’urgence économique, sociale et sanitaire.

«Il y a bel et bien l’apparition d’une intelligentia, soit issue du terrain, soit de la diaspora, et qui porte dans ces institutions culturelles privées l’émancipation d’une nouvelle classe moyenne africaine.»

Huit de ces institutions ont été sélectionnées dans toute l’Afrique et présentent, dans GEOgraphics, les repères d’une nouvelle cartographie culturelle de l’Afrique.

XF: Revenons-en à ce déséquilibre pour l’instant incompressible entre institutions européennes et africaines...

DA: Ce dont nous avons besoin, aujourd’hui c’est d’une sorte de mécanisme de soutien qui contribue à l’émergence d’un modèle favorisant l’éclosion de ces institutions issues de la société civile. Et GEO-graphics va offrir une plateforme pour élaborer la relation entre institutions. Mais, effectivement, ne soyons pas naïfs. Si nous sommes très proches en termes de savoir et de contenu, nous sommes très éloignés en termes d’infrastructure et de capital disponible pour développer concrètement un marché culturel africain. Comment éviter la pression des bailleurs de fonds occidentaux qui poussent les opérateurs et artistes africains à se conformer à des standards qui ne sont pas les leurs, comme on le constate, parfois avec amertume, au MASA, le marché des arts du spectacle africain en Abidjan? C’est naturellement la mauvaise manière d’aborder la chose. Mais en Abidjan, spécifiquement, vous avez une intelligentsia qui est de retour avec une tradition de beaux-arts que l’on ne trouve nulle part ailleurs. Et soyez sûr que la modernité ne lui échappe pas. Je dirais même que si certains imitent les codes occidentaux, cela fait aussi partir de la modernité.

XF: Y a-t-il une singularité africaine possible dans le marché mondialisé?

DA: Aujourd’hui, nul ne conteste l’essor et la particularité de l’art chinois ou indien. Mais, dans les premiers temps de leur émergence, il y a eu énormément de critiques, justement sur cette question du mimétisme. Mais n’était-ce pas une terrible naïveté de penser qu’ils manquaient de contenu? Aujourd’hui, voilà deux opérateurs incontournables du marché de l’art. C’est pourquoi je pense que le soutien à des structures culturelles dynamiques doit permettre à une identité de survenir rapidement. Ce soutien pourrait se voir limité par la faiblesse relative des productions artistiques, mais il ne faudrait pas en conclure qu’il n’y a pas de but ni de dessein intellectuel plus vaste. Je me souviens très bien de toutes les comparaisons qui ont été faites en ce qui concerne l’art indien. Mais lorsque c’est devenu ‘L’Art indien’ et que les ventes publiques se sont envolées, on ne s’est plus posé de questions. Une accélération se produit dans un cadre commun, la modernité. C’est une idée planétaire. Mais cette modernité n’en a pas moins des facettes multiples et spécifiques. Concernant l’Afrique, nous avons tous ces artefacts qu’il faudrait recontextualiser pour qu’ils contribuent, dans leur relation renouée avec la création la plus contemporaine, à influencer la modernité. C’est mettre fin à l’exotisme. Ces objets ne seront plus seulement des raretés uniquement définies par leur valeur commerciale, mais comme des témoignages de la créativité humaine, de ce pouvoir créateur, de la civilisation qui les a engendrés. Les artistes en effet incarnent comme nul autre les grandes énergies à l’oeuvre. Et, à en croire les huit directeurs d’institutions que nous avons invités, l’Afrique est à un tournant, avec un incroyable potentiel.

XF: Quel pourrait être, selon votre expérience, le statut de ces artefacts dans le contexte africain urbain d’aujourd’hui, en comparaison de notre manière occidentale de consommer de la culture?

DA: C’est totalement différent. Je peux l’exprimer sur base d’un projet que nous avons mené au Caire. Sur le Continent, les objets d’art se conçoivent dans un contexte social et rituel. Ce serait comme si les Occidentaux n’allaient admirer que des objets de culte dans les églises. L’art reste lié à une fonction socioculturelle. Le plaisir esthétique pur n’a pas de sens. Aussi la réminiscence du contexte de création d’un objet peut-elle toujours opérer fortement même s’il ne faut pas nier qu’en Afrique centrale, se perd la relation à cet héritage culturel.

XF: Vous avez déduit de votre travail photographique sur les villes d’Afrique une étonnante théorie de l’influence de l’environnement naturel sur la production culturelle. Pouvez-vous développer?

DA: GEO-graphics montre que l’Afrique ne se limite pas à ses frontières politiques. Des phénomènes régionaux entrent aussi en jeu. En Afrique, il y a six grands types de terrains, la côte méditerranéenne, le Maghreb, le désert, la savane, la forêt et les montagnes. Ces reliefs engendrent des phénomènes et des critères esthétiques particuliers. Ainsi, avec la savane, qui traverse la Tanzanie, le Kenya, on ne parle plus de tel ou tel pays, mais d’un «groupe savane». Une fois ce préalable établi, vous allez apprécier différemment la production d’artefacts, et pas seulement sous un angle esthétique, mais aussi social et culturel.

XF: Croyez-vous que cette influence du milieu soit encore perceptible dans un contexte d’urbanisation galopante?

DA: Cela demeure mais pas littéralement, comme une esthétique culturelle. Allez aujourd’hui au Cameroun ou à Bangui, en République centrafricaine: ce sera très différent de la Mauritanie, du fait même de ces phénomènes culturels d’origine géographique. Ainsi, en partant de ce point de vue, vous allez voir apparaître une identité singulière, perceptible au-delà de toutes les attitudes d’imitation. GEO-graphics ébauche l’analyse du rapport entre les artistes et une région pour comprendre ce qu’elle produit. XF: Que répondez-vous à ceux, nombreux, qui pensent que l’Afrique est immuable, n’a pas d’histoire, voire est incapable d’entrer dans l’Histoire, comme l’affirmait Nicolas Sarkozy dans son fameux «discours de Dakar»? DA: Mais c’est précisément ce que je combats: qu’il n’y aurait ni histoire, ni évolution du fait même du découplage qui a été opéré par la colonisation entre les artefacts et leur contexte socioculturel. Lorsque vous avez cet état de fait et que vous y appliquez vos propres projections exotiques, vous obtenez cette vacuité.

XF: L’autre danger est de n’accorder d’intérêt à ces objets que s’ils ont d’abord été recyclés par les artistes occidentaux, on pense à l’impact du masque chez Picasso, puis par le marché.

DA: Oui, mais la première rencontre entre le modernisme et le Continent, c’est une histoire d’amour. Picasso et le masque, c’est un choc bien compréhensible. C’est fabuleux. Après, ce qu’on en a fait commercialement, c’est effectivement éreintant. Mais il y a tant de pratiques intéressantes en provenance du Continent. Avec GEO-graphics, on veut éviter de mettre en évidence de façon trop emphatique quelques objets emblématiques; plutôt mettre l’accent sur des infrastructures, qui rendent possible l’émergence d’artistes avec une spécificité intéressante, et faire comprendre, au contact des objets ethnographiques, que le lien avec le passé n’est pas rompu, qu’il y a une identité africaine, une certaine esthétique. Au demeurant, elle ne s’est pas transmise littéralement, mais avec une diversité perceptible lorsque l’on quadrille l’Afrique. Cela se ressent en musique ou en littérature plus qu’en arts plastiques parce que ceux-ci demandent plus d’encadrement. Ce qui justifie d’autant plus notre festival et notre soutien aux huit institutions artistiques privées.

XF: Pratiquement parlant, comment vont s’articuler la recontextualisation des artefacts, le lien avec la création contemporaine et cette plateforme d’échange entre ces huit centres d’art africains et le Musée de Tervuren?

DA: Dans GEO-graphics, nous allons jouer sur la proximité entre ces éléments pour permettre au spectateur de faire lui-même les connections. Au demeurant, ce n’est pas toujours simple de faire le lien entre le contemporain le plus tendance et les objets d’art ethnographiques. L’idée, c’est de travailler en parallèle: montrer le plan d’une ville et, dans la pièce d’à côté ou en ligne de mire, un artefact... de manière à créer l’évidence. C’est très excitant.


GEO-graphics

A map of ART practices in AFRICA, past and present

Du mercredi 09/06/10 au dimanche 26/09/2010
Palais des Beaux-Arts / Circuit Rue Royale

Cette année, pas moins de dix-sept pays africains célèbrent leur indépendance. C’est l’occasion, comme l’est tout anniversaire, de jeter un regard sur le passé et anticiper ce que l’avenir peut bien réserver.

GEO-graphics, l’exposition principale du Festival ‘Afrique visionnaire’, réunit ces deux perspectives. Environ deux cents chefs-d’oeuvre ethnographiques de collections privées et muséales belges seront, pour la première fois, présentées sous le prisme de la vie culturelle de l’Afrique contemporaine. Ces dix dernières années, des initiatives indépendantes ont germé un peu partout sur le continent. Parmi elles, neuf centres d’art contemporain qui présenteront des artistes et des projets artistiques entrant en dialogue avec le passé. Les photos de David Adjaye nous feront également découvrir l’extrême diversité des capitales africaines ainsi que la croissance vertigineuse de ces paysages urbains. Ce regard ‘rétro-prospectif’ ne traite pas uniquement des améliorations à mettre en oeuvre, mais révèle aussi toute la force de la culture africaine. Soulevant ainsi la question: A quoi ressemblerait le musée ou le centre d’art idéal de l’art africain?

David Adjaye, architecte mondialement connu, conçoit le nouveau National museum of African American culture and history de Washington. Il prépare l’exposition avec Anne-Marie Bouttiaux du Musée royal d’Afrique centrale de Tervuren, Koyo Kouoh, connue, entre autres, par la Biennale de Dakar, et Nicola Setari, directeur du projet ‘Afrique visionnaire’.

Source : http://www.lenouvelafrique.net/pg.php?id_news=332