Article publié le 2019-02-19 par KIRIBOU I. Abdou-Razakou, libreafrique.org Politique
Burkina Faso - Comment honorer dignement la mémoire de Sankara ?
Sankara

Le 3 octobre dernier, les organisations de la société civile burkinabé ont lancé à Ouagadougou une campagne de collecte de fonds pour la construction d'un mémorial dédié à l’ancien Président Thomas Sankara. Ce mémorial suffit-il à préserver l’héritage du père de la révolution burkinabé du 4 août 1983 ?

Un projet un peu désordonné

La construction du mémorial pour le Président Thomas Sankara est une manière, pour les organisations de la société civile, de lui rendre hommage et de pérenniser son œuvre pour que rayonnent ses actions et son leadership à travers le monde. La campagne de mobilisation de fonds lancée au Stade Joseph CONOMBO de Ouagadougou avec des souscriptions populaires a permis de mobiliser plus d’un milliard de Francs CFA.

Au vu de toute la mobilisation, l’on pourrait se féliciter de l’initiative, car tout peuple s’identifie à un modèle, se construit autour des valeurs. L’histoire des peuples est ainsi parsemée de mémoriaux, de statues érigées. Mais certains monuments ont été, à un moment donné, rasés et détruits soit par insuffisance d’entretien et de gestion ou par disparition des pionniers ou initiateurs. Pour le cas du Président Sankara, l’initiative vient des organisations de la société civile accompagnées par des bonnes volontés. Il peut se poser un sérieux problème de gestion et d’entretien, car même en l'état de projet, il n’existe pas pour l’instant une feuille de route sur sa gestion.

Des enquêtes non encore élucidées

Par ailleurs, le projet, ne provenant pas d’une institution officielle (l’Assemblée Nationale par exemple), peut être vu comme un hommage des sankaristes nationaux et étrangers, car le héros national Thomas Sankara avait ses partisans et ses détracteurs. La non implication des institutions officielles risque de menacer la survie du projet, sa gestion et sa sauvegarde. Mais, s’agissant de ce mémorial, n’y a-t-il pas de précipitation d’autant que le crime lui-même n’a pas encore été élucidé ? 30 ans après, les enquêtes n’aboutissent toujours pas. Pourtant, la première des choses ici est de faire le deuil. Pour le faire, il y a urgence de parachever les enquêtes et de dire toutes les vérités sur son assassinat, pour que ce projet ne reste pas dans les oubliettes avec le temps. De nos jours, on ignore toujours qui a commandité cet assassinat ? Qui l’a encouragé ou laisser faire ?

Déjà le 21 avril 2008, la commission des droits de l’homme de l’ONU a clos le dossier Sankara sans qu’aucune enquête n’ait été diligentée. Cette action vient en contradiction avec sa décision d’avril 2006, demandant à l’État du Burkina d’élucider l’assassinat du héros national et de fournir à la famille, les moyens d’une justice impartiale, de rectifier son certificat de décès, de prouver le lieu de son enterrement, de compenser la famille pour le traumatisme subi, et de divulguer publiquement la décision du comité qui l’avait saisie. Cette action montre une mauvaise foi à ce qu’il y ait vérité et justice. Pourtant elle se dit garante de la défense des droits de l’homme. Malgré l’insurrection de 2014 qui a permis une petite avancée, le dossier reste toujours au stade des promesses.

A l’époque des faits, on sait que les régimes de Moussa Traoré du Mali (qui avait d’ailleurs déclenché la fameuse guerre de Noël en 1985), de Félix Houphouët-Boigny de Côte d’Ivoire et celui d’Eyadema Gnassingbe du Togo, dauphins de la France, craignaient une contagion de la révolution sankariste et de ce fait, avaient tout à gagner dans l’assassinat de son leader. On peut donc supposer que leurs successeurs actuels ne sont pas favorables à l’éclosion de la vérité, juste pour éviter d’entacher l’image de leur pays. De plus, ces nouveaux régimes ne subissent-ils pas la pression de la part de l’ex-métropole dont on connaît l’aversion pour le régime de Sankara? D’une manière générale, Sankara par ses actions et ses convictions dérangeait de son vivant et continue de déranger même mort.

Un mémorial peut masquer les vrais enjeux

Certes, le gouvernement n’est pas opposé à l’idée d’un mémorial en la mémoire du guide de la révolution burkinabé. Mais c’est justement là où se trouve le piège. Il ne faut pas que ce mémorial cristallise toute l’attention de la société civile et la détourne de son objectif réel qui est de faire la lumière sur ce crime qui, disons-le, est un véritable gâchis pour l’Afrique. Aussi, il existe bien d’autres manières pour le gouvernement de pérenniser les acquis de la révolution du 4 août 1983. On peut même douter d’une réelle volonté de sa part. Sinon, pourquoi jusque-là, il n’existe pas de manuels ou chapitres d’histoire contenant les enseignements et les idéaux de Sankara que l’on peut dispenser aux jeunes scolaires Burkinabé ? Pourquoi n’existe-t-il pas de fondations qui entretiennent cet héritage ?

De son vivant, Sankara rêvait d’un développement endogène à travers les travaux d’intérêt commun, la production, la transformation et la consommation des produits locaux. Il était un homme du peuple. Comme le disait Jean-Paul Richter en 1829, « les grands hommes sont semblables aux montagnes dont le sommet est presque toujours environné de vapeur, mais la vapeur vient de la vallée et non de la montagne ». Alors, pour œuvrer avec les populations à la base à restaurer de façon solide et durable la mémoire de ce président, leader charismatique, le mémorial ne devrait pas se cantonner à un seul endroit de la capitale ; il pourrait aussi se refléter à travers des édifices, des écoles, des rues… parsemés dans tout le pays qui porteraient le nom de ce héros. On pourrait même aller plus loin en instituant une journée dédiée à ce personnage hors du commun. N’est-ce pas ainsi que le 18 juillet est consacré Mandela Day par l’ONU depuis 2009 pour rendre hommage à cet autre digne fils de l’Afrique qu’est Nelson Mandela ?

L’assassinat du Président Thomas Sankara a interrompu une expérience unique dans l’histoire du Burkina Faso. Mais un mémorial ne suffira pas à lui rendre hommage, il faut une véritable justice d’abord. Cela n’est possible que par la pression de la société civile. L’espoir est tout de même permis puisque le Président français Emmanuel Macron dans sa première tournée en Afrique en commençant par le Burkina Faso a promis devant la jeunesse africaine de déclassifier les archives françaises sur le dossier Sankara, lesquelles archives étaient jusque-là classées secret d’État.