Article publié le 2012-02-29 par Par Giuliano Luongo / Unmondelibre.org Politique
Où va l’Egypte ? [01/2012]
Manifestants de la place Tahrir © Ramy Raoof

La première phase des élections parlementaires égyptiennes a vu la victoire des islamistes sur le bloc hétérogène des «progressistes». Le Parti de la Liberté et de la Justice (PLJ), organe politique des Frères Musulmans, et le Parti al-Nour, représentant les Salafistes, ont obtenu la première et la deuxième place dans les préférences des électeurs. Quels sont donc les enjeux ouverts par ces résultats ? Les élections, les partis et leurs scores

Pour visualiser correctement la situation, il faut rappeler les données détaillées sur les résultats. Le PLJ a obtenu 36% environ des votes, suivi par al-Nour avec 24%. Le troisième parti, le laïc Nouveau Wafd, obtient 7,1%, les islamistes modérés d’el-Wasat, 4,3%.

Les principaux partis «libéraux», organisés en deux différentes coalitions appelées le «Bloc égyptien» et la «Révolution continue», ont obtenu respectivement 13% et 3,5%, un score non satisfaisant vu le rôle actif de ces factions dans la chute de Moubarak. Les libéraux ont vu perdre leurs meilleurs candidats, comme Gamila Ismail (soutenue par le mouvement du 6 avril) et George Ishak (fondateur de Kefaya, mouvement précurseur de la révolution).

Mais doit-on vraiment être étonné par ces résultats ? En réalité non, au vu du travail réalisé pour l’obtention du consensus par les factions musulmanes, considérées comme des organisations très près de la population, avec un réseau dense d’oeuvres charitables et d’aides aux pauvres. Le support venant de l’Arabie Saoudite aux Salafistes a beaucoup contribué à leur succès. De plus, un sondage Gallup du 28 novembre nous révèle des données intéressantes sur les inclinations des votants : la majorité des égyptiens interviewés, qui soutiennent encore les militaires, n’a pas apprécié les dernières émeutes (et le délai des élections) causées par les «libéraux». Les données émanant du sondage peuvent être lues de cette manière : la population cherche la stabilité pour le pays et une amélioration tangible des conditions de vie. Dans cette situation, les factions islamistes ont été perçues comme un refuge de stabilité sociale et d’aide économique. Enfin, les libéraux se sont présentés trop divisés, manquant de structure et de proximité avec les électeurs.

Islamistes contre fondamentalistes

Sur ces bases, il est simple de voir comment la route vers la victoire semble ouverte pour les islamistes, étant donné aussi que les prochains scrutins se dérouleront dans des zones rurales, notablement favorables aux partis les plus conservateurs. Et les «libéraux» ne forment toujours pas un seul front réellement organisé, capable de contenir leurs adversaires. Pourtant, même le front des islamistes voit une fracture fondamentale se former entre ses deux principaux partis.

Actuellement, le PLJ et al-Nour sont concurrents. Les Frères Musulmans ne se sont pas montrés favorables à une alliance avec leurs rivaux, même si cela pourrait leur garantir la majorité absolue des sièges au parlement. Du côté de al-Nour aussi, il n’y a pas d’intention de s’allier avec les Frères, comme l’a confirmé le 6 décembre le leader salafiste Yaser Metwalli. En outre, vu le rapport d’«alliance post-électorale» entre les Frères et le Wafd, il sera intéressant de voir comment convergeront les différentes positions politiques au moment de la formation officielle du parlement. Les Frères pourront potentiellement s’appuyer sur le Wafd et sur d’autres factions modérées non islamistes ; au contraire, les Salafistes ressortent plus.

Isolés à cause de leur radicalisme.

Concernant les perspectives futures, le PLJ et al-Nour ont déjà lancé de nombreuses propositions «radicales» -notamment, fonder la nouvelle constitution sur la loi islamique. C’est cependant du coté salafiste qu’arrivent les idées les plus radicales, étant donné que, pour eux, le PLJ a une vision trop «libérale» de l’influence de l’Islam dans la société. Les Frères Musulmans n’ont pas l’intention d’appliquer littéralement la Charia, au contraire de leurs rivaux. En fait, le porte-parole d’al-Nour Said Mahmoud a soutenu que «nous [les Salafistes] sommes d’accord avec les principes de la démocratie comme la justice. Mais si la démocratie est contre la parole de Dieu, nous nous en éloignons […]». Il est difficile d’être plus clair : les Salafistes feront pression pour une application intégrale de leur interprétation de la Charia, sans s’appesantir sur les règles à respecter dans un système démocratique et d’état de droit et affirmer la primauté de l’Islam dans le champ économique aussi.

Quelle révolution ?

Enfin, sur la route des prochaines élections, restent encore deux réflexions. En premier lieu, au regard de ces résultats, peut-on parler de révolution réussie ? Pas vraiment : révolution «incomplète» semble l’épithète le plus adapté. Le mouvement libéral, grand moteur des événements causant la chute du régime de Moubarak, n’a pas réussi à traduire son message révolutionnaire en projet politique et a perdu le soutien de la majorité de la population, qui a préféré se diviser entre les Frères Musulmans et leur machine à consensus – soutenue notamment par l’extérieur, l’Occident y compris – et la propagande salafiste importée de l’Arabie.

En deuxième lieu, il faut réfléchir aux possibles implications d’un autre succès des formations islamistes aux prochaines élections, puisque le nouveau parlement sera responsable de la réforme constitutionnelle. Si les Salafistes réussissaient à imposer leur vues radicales, cela pourrait se traduire en une distorsion grave et difficilement réversible de la Constitution vers une interprétation radicale de l’Islam, et donc vers une légitimation de nombreuses formes de discrimination et d’absence de libertés économiques : les Égyptiens resteraient durablement dans la misère.