Article publié le 2011-03-09 par Par Madimba Kadima-Nzuji / Chargé de cours à l’Université Libre International (Bruxelles) / Doctorat Politique
Côte d’Ivoire - l’UEMOA a-t-elle raison de couper les vivres à Gbagbo ? [02/2011]
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L’ingérence de l’Union Economique et Monétaire Ouest-Africaine (UEMOA) dans la crise ivoirienne de manière aussi tranchée est une situation inédite. En demandant à la BCEAO (Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest) d’attribuer à Alassane Ouattara le pouvoir d’engager la Côte d’Ivoire dans la politique monétaire de l’Union, l’UEMOA prend un acte d’une efficacité relative mais d’une portée symbolique et politique sans précédent. Est-ce légal ? Et surtout, est-ce souhaitable ? Décryptage d’une situation explosive qui augure d’un tournant dans les politiques régionales africaines.

Par communiqué de presse le 23 décembre dernier, l’UEMOA s’invitait dans la crise ivoirienne déjà fort médiatisée. Roman de l’hiver ou de la saison des pluies selon les latitudes, la crise ivoirienne s’illustre par une présidence bicéphale : Gbagbo, consacré par la Cour constitutionnelle, et Ouattara institué par la Commission électorale indépendante sous l’égide des Nations Unies. Il a fallu un Conseil des Ministres des Finances extraordinaire à Bissau dans les locaux de la BCEAO pour entériner l’éviction de Laurent Gbagbo, le challenger décrié par la communauté internationale. Pour saisir la portée de l’acte, il faut rappeler que l’UEMOA, créée en 1994, regroupe 8 Etats : la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Bénin, le Togo, le Sénégal, le Mali, le Niger et la Guinée- Bissau. Cette union est construite sur deux piliers : monétaire (traité de l’UMOA) et économique (traité de l’UEMOA) ; un contrôle démocratique, pas encore effectif, est prévu par la création du Parlement de l’UEMOA (Traité portant création et organisation du Parlement de l’UEMOA). Selon l’article de 4 du traité UEMOA, l’Union poursuit entre autres la construction d’un marché commun et les articles 1er et 4 du traité UMOA reconnaissent le Franc CFA comme monnaie unique et prévoient une politique monétaire commune.

L’Union a-t-elle tous les droits ?

A la lecture des textes organisant l’UEMOA et au regard du communiqué de presse du Conseil des ministres, il est difficile de soutenir la légalité de la décision prise par l’Union que ce soit sur la forme ou sur le fond. D’un point de vue formel, aucun texte ne prévoit que le Conseil des Ministres puisse se réunir partiellement. Au terme de l’article 6 du traité de l’UMOA, « la direction de l'Union Monétaire est assurée par le Conseil des Ministres de l'Union Monétaire. Chacun des Etats est représenté au Conseil par deux ministres et n'y dispose que d'une voix exprimée par son Ministre des Finances ». Il faut donc que tous les Etats membres soient représentés pour qu’une décision du Conseil des Ministres soit normalement valide. Pour continuer dans le procédural, les votes au sein du Conseil des Ministres se font à l’unanimité (article 11 du traité UMOA). Le siège vide de la Côte d’Ivoire invalide donc cette décision. Pour clore l’aspect formel, il faut préciser que le Conseil des Ministres dispose d’une panoplie d’instruments juridiques pour exprimer sa position : il ne les emploie pas. Il n’est fait mention d’aucun acte juridique sur le site de l’UEMOA ni sur celui de la BCEAO. Et pour peu que le communiqué de presse soit une « décision » (ce qui est juridiquement difficile à soutenir), elle n’est pas « dûment motivée » comme le préconise l’article 44 du traité UEMOA. Sur le fond, une organisation internationale ne peut agir en dehors de son champ de compétences : c’est le principe de spécialité. Les compétences de l’Union se réduisent à coordonner les politiques économiques de ses membres et à conduire une politique commune. Ces compétences ne se présument pas, elles proviennent de textes. Aucun traité, protocole ou autres instruments juridiques n’autorisent l’Union par la voie de son Conseil des Ministres à choisir qui de Gbagbo ou de Ouattara est président de la Côte d’Ivoire. Le plus troublant dans ce choix est qu’il se présente comme un alignement : le Conseil des Ministres motive sa décision au regard de la position de l’ONU, de l’Union africaine et de la CEDEAO et mentionne le besoin d’assurer la stabilité économique et bancaire de la région. Il faut regretter que l’UEMOA ne nous éclaire pas plus sur l’effet déstabilisant actuel de la crise ivoirienne.

Enfin, l’article 23 du traité de l’UEMOA notamment en son alinéa 2 pourrait être invoqué « pour les questions politiques et de souveraineté, les Ministres des Affaires Etrangères siégeront au Conseil des Ministres de l'UEMOA ». Ni les textes, ni la pratique ou la jurisprudence de la Cour de justice de l’UEMOA ne permettent de faire de cette disposition un argument pertinent. De plus, le non respect de la procédure (les Ministres des affaires étrangères étant absents à cette session) empêche l’utilisation de cet article. A la décharge de l’Union, la théorie des pouvoirs implicites aurait pu être invoquée : l’Union prend les actes nécessaires pour l’accomplissement de ses objectifs même s’ils ne sont pas autorisés expressément par les textes. Cependant, la seule autorité qui aurait pu créer du droit en la matière aurait été la Cour de Justice de l’UEMOA par le biais d’un avis. Cela aurait suffi pour donner un caractère légal à cette décision, qui s’avérait nécessaire.

Pas de politique économique et monétaire cohérente sans stabilité politique

Cette crise ivoirienne est l’occasion pour l’UEMOA de s’affirmer politiquement dans la sous région. Même si le choix n’est pas très bien motivé et peut être contestable, l’acte de choisir est une avancée pour cette intégration régionale. Premièrement, une intégration économique poussée amène nécessairement à ajouter une dimension politique. Créer une taxe, favoriser le secteur primaire ou établir des infrastructures routières sont autant de choix économiques qui sont l’expression d’une vision politique. Faire de l’économie, c’est d’une certaine manière entériner des choix politiques.

Deuxièmement, il est difficile de garantir un développement économique et une stabilité monétaire sans une sécurité collective. L’instabilité de la Côte d’Ivoire, locomotive de la zone UEMOA avec 40% du PIB de la région, porte un préjudice certain à l’Union. Cette dernière en s’invitant dans le conflit, en identifiant un partenaire sécurise ses rouages économiques et permet à la machine de continuer à fonctionner. Il faut savoir qu’en l’absence de tout représentant de la Côte d’Ivoire, toutes les décisions du Conseil des Ministres ou de la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement seraient annulables pour vice de procédure. L’Union serait bloquée. Troisièmement, géopolitiquement, l’UEMOA s’affranchit du monopole de la CEDEAO en matière de sécurité collective, pour le meilleur ou pour le pire, il lui reste à légitimer à travers les textes cet acte. Cette légitimation devra se faire au plus vite, sinon l’Union verra sa crédibilité sérieusement entamée. L’UEMOA crée cependant un précédent auquel elle doit bien réfléchir, de peur que les juges actuels ne soient les condamnés de demain.

Et pour finir…

Au regard du droit issu de l’UEMOA, la décision d’écarter Gbagbo au profit de Ouattara reste difficilement défendable. Cependant, quel aurait été le prix de l’inaction ? Lourd probablement économiquement et institutionnellement. L’Union prend cependant un risque majeur, car dans le cas d’une victoire du camp Gbagbo, elle signe son arrêt de mort. La création du MIR, la Monnaie Ivoirienne de la Résistance, est déjà un avant-goût de ce qui l’attend.